mardi 12 mai 2009

Entretien avec Camille Amouro : Le peuple ne peut pas être innocent


A l’occasion du démarrage des répétitions de sa pièce Brenda Oward, nous avons rencontré Camille Amouro pour lui poser quelques questions sur le sens de sa démarche. Par la suite, il abordera avec nous certain détail de ce salame en cinq journées.

Camille Amouro, vous venez d’écrire Brenda Oward, un salame en cinq journées. C’est une critique acerbe de la société béninoise et de ses mœurs. Cette pièce sera montée et présentée au prochain FITHEB. Par une compagnie française. Comment concevez-vous que des artistes d’origine non béninoise comprennent notre société au point de nous renvoyer le miroir ?
D’abord, cette pièce n’était pas destinée au FIRHEB. C’est une commande pour un théâtre dans la région lyonnaise. La création devait se faire en mars, alors que le FITHEB a lieu en février. Je n’avais pas envisagé qu’elle pourrait être présentée à ce FITHEB-ci. C’est d’ailleurs la presse qui m’a d’abord informé de sa programmation avant que le commanditaire me le confirme. Ceci dit, je crois qu’il est intéressant de le voir ici. Lorsque vous écrivez une pièce, vous ne focalisez pas sur un public en particulier. Vous vous exprimez. Et plus votre parole paraît universelle, mieux vous vous sentez. Mon objectif à aucun moment n’a été de critiquer la société béninoise. Je crois que je fais suffisamment dans mes chroniques.


Quel était votre objectif ?
Mon objectif a été de présenter l’individu humain dans sa complexité et sa brutale solitude à l’intérieur des institutions ringardes où il doit s’assumer. Ainsi, ce salame se déploie dans plusieurs cadres. D’abord à la frontière du Libéria, en pleine guerre, en 1993, ensuite au Bénin en 2005, puis en France en mars 2006. Chacun de ces cadres présente des aspects structurels parfois dérisoire. J’ai voulu insister sur la part de dérision de ces lieux, de ces périodes, à partir d’histoires vraies et vécues.


Mais la part béninoise prend une grande proportion…
Normal. Je suis béninois, je vis au Bénin et j’ai écrit la plus grande partie de la pièce dans ma demeure à Porto-Novo. Si mon objectif n’a jamais été de critiquer la société béninoise, il ne reste pas moins que lorsqu’un personnage évolue, il trace sa destinée. S’il est du Bénin, il se déploie au Bénin et le travail de l’auteur peut consister à rester vigilant pour ne pas donner une image vulgaire de la réalité où il vit. L’auteur, me semble-t-il, doit avoir la vigilance de renvoyer sa propre convulsion des choses qu’il voit et qu’il ressent. Voilà pourquoi je refuse de m’autocensurer à la pensée que des occidentaux vont lire et même interpréter cette pièce. Il n’y a rien que j’ai écrit dans cette pièce qu’ils ne sont pas capable de voir dès qu’ils débarquent. De même, tout ce que j’ai écrit de la France ou du Libéria, je l’ai vécu au même titre que mes personnages.


Vous auriez tout de même pu monter cette pièce ici, pour les Béninois…
Non. Je vous dis que c’est une commande. Cela veut dire que je suis payé pour l’écrire. Franck Taponar, le metteur en scène, me l’a commandée en début d’année. Il m’a dit : il y aura deux acteurs (un Français blanc et un Béninois), un musicien et un graphiste. Je te laisse le choix du sujet. Je lui ai envoyé le projet d’un salame en cinq journées dans lequel un Français ordinaire visite le Bénin et rencontre un zemijan. Les deux racontent chacun l’histoire de l’autre à un public français. Voilà. Mais depuis 1993, l’influence de ce que j’ai vu et vécu au Libéria est récurrente dans mon écriture. Alors, Brenda Oward s’est infiltrée par là.


Qui est Brenda Oward ?
C’est une jeune fille que j’ai rencontrée devant mon hôtel à Danané, en Côte d’Ivoire, et avec qui j’ai eu une petite conversation. Elle venait de perdre tout ce qu’elle avait sur terre (parents, amis, biens) et elle se retrouvait, à vingt ans, dans la même situation que quelqu’un qui venait de naître et à qui tout paraissait étranger.


Quel est le rapport avec les deux personnages de votre projet ?
Chacun d’eux vit la même situation dans des contextes différents. Elie, le blanc, au Bénin où il ne connaissait personne, Motolari, le noir, qui est d’une culture mixe et qui s’est autoproclamé fou pour assumer sa solitude.
Vous écrivez d’ailleurs : « Depuis que j’ai acquis mon statut de fou, j’ai la permission de penser, la liberté de réfléchir. Je les ai bien eu sur ce coup. C’est un luxe sans grande importance, mais quand on ne l’a pas, cela vous manque jusqu’aux entournures. Or, notre histoire ici est une fatalité de ridicule. Trois étapes en tout et pour tout : avant la révolution, avant le renouveau démocratique et avant le chaos. Mais il est interdit de penser le chaos, même si les ingrédients préparateurs vous tapent à l’œil. Alors, on préfère dire depuis l’avènement du renouveau démocratique. Cela ne gêne personne et personne ne vous en veut. »
Oui. Et j’écris juste avant, dans la bouche d’Elie : Disons que globalement, notre histoire est relativement récente et ne comporte que deux périodes : avant la fracture sociale et après la fracture sociale. Mais, franchement, pour nous, cela revient à considérer la corde autour du cou du mouton ou le cou du mouton dans la corde. Il y a toujours le mouton, son cou et la corde autour. (Soupir). Ces derniers temps, j’ai décidé de compter dans la vie. Pour moi-même et pour quelques autres, fussent-ils d’autres restes du monde. Et je suis parti sur d’autres territoires. Je me suis perdu des fois. Mais maintenant, je reviens morceau par morceau.


Dans votre satire sur le Bénin, vous semblez banaliser la part des politiciens. A part cette séquence dont la suite revêt d’ailleurs des allures pessimistes puisque vous prédisez le chaos, vous êtes revenu une seule fois sur les politiciens en écrivant : « le rôle d’un gouvernement dans ces pays-là, c’est de soutenir la position française à l’ONU ». Le peuple est-il responsable de son mal être d’après vous ?
Oui. Ici comme ailleurs, le peuple ne peut pas être innocent. Il n’en a pas l’autorisation. Il est responsable des dirigeants qu’il élit librement, ou qu’il assume dans la résignation. Et puis, ne nous leurrons pas ! Toute la pagaille actuelle arrange bien des gens. C’est pour cela qu’elle perdure. On a comme l’impression d’une conspiration souterraine où les uns sont arrangés par l’immobilisme et la paresse des autres. Pour moi, le vrai démocratique, ce n’est pas les élections. C’est de déterminer d’abord les valeurs que nous revendiquons collectivement et dans quelle mesure les garantir. Après seulement, nous choisirons qui peut les garantir parce que nous saurions clairement pourquoi nous les choisissons.
La téléphonie, la santé, l’éducation, l’électricité et l’eau, le train de vie des citoyens, l’habitation, la hausse des prix, la politique démographique, les carburants, les relations avec l’extérieur, le mariage… tout y passe. Et vous semblez définitivement pessimiste en citant l’Ecclésiaste : « celui qui augmente sa sagesse augmente sa douleur ».
L’Ecclésiaste n’est pas un livre pessimiste. C’est un livre de sagesse. C’est la conclusion à une vie dense, pieuse, intense, riche. Je ne peux pas en dire autant de tous les livres. Et le passage que j’ai cité intervient en chute comme pour dire sois imbécile et tu seras heureux. Franchement, quand nous nous observons dans cette ville de Cotonou, est-ce que nous sommes frappés par autre chose ?


Votre pièce sera présentée en pleine campagne électorale. Etes-vous candidat ou avez-vous déjà un candidat ?
Je n’en ai aucun. Et je ne pense pas que j’irais voter. Sauf si entre temps quelqu’un arrive à me convaincre par un discours destiné effectivement au peuple. Je suis du peuple. Et j’ai envie d’entendre des propositions terre à terre. Style : qu’est-ce qu’on fera pour les parents qui continuent de manquer du respect à leur progéniture ? Les dames qui remplissent leur salons et ne travaillent qu’avec leur bouche pour appeler telle ou telle petite filles qu’elles emploient au lieu de les envoyer à l’école ou en apprentissage. Les patrons qui paient moins du smic à leurs employés, les hommes qui considèrent leur épouse comme une propriété privée de moyen de production… toutes les questions de tous les jours que nous feignons d’ignorer en prétendant gouverner le Bénin. Dernièrement, un monsieur m’a aborder pour faire campagne. Je lui ai demandé, si tu découvres que ton épouse te trompe avec un autre, qu’est-ce que tu feras ? Il m’a répondu : je tue le monsieur avec qui il me trompe et je la renvoie ensuite. Je lui ai répliqué qu’il n’est pas un démocrate. On aura l’occasion de continuer cet entretien.


Propos recueillis par Yves-Patrick Loko